lundi 28 avril 2014

Shel Silverstein ou l'homme orchestre.

C’est à travers la lecture de"l’arbre généreux" que j’ai découvert le travail de Shel Silverstein. Je crois pouvoir dire que c’est mon livre préféré toutes catégories confondues. Cette histoire dépasse  le cadre du livre pour enfant, ce qui en fait une œuvre totalement universelle et c’est surement aussi ce qui explique son succès puisqu’il s’en est vendu plus de 8 millions de copies depuis sa parution en 1964.

Shel Silverstein est né en 1930 à Chicago dans une famille de d’immigrants juifs. Il commence à dessiner très tôt. Adolescent, il n’a pas l’étoffe d’un joueur de base ball alors il se tourne vers le dessin pour essayer d’épater les filles. Après le lycée, il s’inscrit dans une école d’arts puis à l’Université qu’il abandonne assez rapidement pour rejoindre l’armée. Il servira dans plusieurs bases, notamment au Japon et en Corée. Il publie ses dessins dans un journal militaire le « Pacific Stars and stripes », qui l’ avait d’abord engagé comme maquettiste. Ses dessins humoristiques souvent doux amer connaissent un énorme succès auprès des soldats. Une image suffit pour faire rire. On voit par exemple un soldat chargé de mille et un sacs, d’un appareil photo et même d’un parasol dans son dos qui dit à son supérieur « Je ne crois pas que je pourrai prendre le fusil’. Ces dessins seront compilés dès 1955 dans une anthologie « Take ten ».
 




Il quitte l’armée et rentre à Chicago, il se réinstalle chez ses parents et envoie ses dessins à différents quotidiens dans l’espoir d’être publié. C’est Playboy qui lui donnera sa chance, il devient une sorte d’envoyé spécial pour le magazine en 1957. Hug Heffner lui confie le soin de ramener des reportages illustrés. Il l’envoie aux quatre coins du monde, et parfois moins loin. Il passe par Moscou, Paris, Londres, mais aussi par le camp d’entraînement des White Socks, une communauté hippie, ou encore une île de nudistes gays du New Jersey,. Il en ramène une sorte de journal de bord dans lequel il se met systématiquement en scène. Il mélange dessins et photographies et tente pour chacun de ses voyages de démonter les stéréotypes les plus répandus par l’humour.


Playboy devient de plus en plus populaire, Shel Silverstein aussi, les lecteurs plébiscitent sa rubrique et les éditeurs s’intéressent de plus en plus au phénomène Silverstein. Un nouveau recueil de dessins d’humour paraît en 1960 sous le titre « Now here’s my plan » du nom d’un de ses gags les plus célèbres où l’on voit deux hommes attachés par les mains et les pieds au mur d’une prison, l’un d’adressant à l’autre en lui disant, voilà mon plan.

En 1963, il publie son premier livre pour enfant « Lafcadio, le lion qui visait juste ». L’histoire d’un lion qui à force de voir ses congénères tués par des chasseurs se met à apprendre à tirer pour protéger les siens. Mais même au fin fond de la jungle, ses exploits arrivent aux oreilles des humains, et Lafcadio se retrouve exhibé comme une bête de foire. Fable philosophique qui interroge les travers de l’humain, ce livre vient d’être réédité en français par les éditions des grandes personnes. Le livre ne connaît qu’un succès modéré à l’époque. Il faudra attendre la publication de « l’arbre généreux » un an plus tard pour que Silverstein devienne une légende. Ce qui est amusant, c’est que le premier éditeur à qui Silverstein a proposé son texte l’a refusé sous prétexte que ce n’était pas vraiment un livre pour enfant mais que c’était une histoire pour adultes déguisée. C’est sur les conseils de Tomi Ungerer  que Silverstein soumet son projet à Ursula Nordstrom alors à la tête des éditions Harper & Collins, (éditrice qui a donné à la littérature jeunesse ses lettres de noblesse en publiant des auteurs comme Tomi Ungerer, Maurice Sendak, André François et bien d’autres). Le livre devient un best seller incontesté. Il raconte l’amitié entre un garçon et un arbre. Le petit garçon vient tous les jours jouer au pied de son arbre, et l’arbre est heureux. Mais le garçon grandit et il n’a plus envie de jouer dans l’arbre, il veut de l’argent, alors l’arbre lui propose de cueillir ses pommes et de les vendre. Mais le garçon revient , il a besoin d’une maison, alors l’arbre lui propose de couper ses branches pour se construire un foyer, puis le garçon revient, il veut partir, alors l’arbre lui propose de lui donner son tronc pour se faire un bateau. Et le temps passe, l’arbre n’est plus qu’une vieille souche lorsque le vieil homme revient, l’arbre lui dit alors qu’il n’a plus rien à lui donner, il voudrait l’aider, mais il n’est plus qu’une vieille souche inutile, alors l’homme lui dit qu’il cherche juste un endroit tranquille pour se reposer, et l’arbre est heureux.

Ce livre a donné lieu à des tonnes d’interprétations différentes. Les chrétiens s’en sont emparé car ils y voyaient l’idée d’amour inconditionnel du christ pour son prochain. Les défenseurs de la nature y voyaient une fable écologique dénonçant le pillage par l’homme des ressources naturelles. Pour certains psychologues, la relation entre l’arbre et le garçon n’était rien d’autre qu’une relation parent-enfant, de celle dont il ne faut rien attendre en retour. Et c’est vrai que ce livre ne laisse pas indifférent, peu importe l’interprétation qu’on choisit, il est sur que ce texte met en évidence certains comportements humains, d’un côté l’amour et le sacrifice, de l’autre l’appât du gain, la corruption par l’argent et cette envie de posséder qui se révèle bien vaine à la fin du bouquin. Shel Silverstein était quelqu’un de très spontané, pas calculateur, on peut bien y voir ce qu’on veut, je pense surtout qu’il avait envie de raconter une histoire forte et émouvante. La mise en images est  très intéressante, il utilise le noir et blanc (pas forcément le plus vendeur pour un album jeunesse, mais il vient du dessin de presse et c’est tout ce qu’il connaît, il ne fera d’ailleurs jamais d’albums en couleurs) Son trait est vif, élancé, il croque les expressions du garçon avec une justesse incroyable. Mais il arrive aussi à faire parler l’arbre, il lui donne des poses, des attitudes à travers le mouvement de ses feuilles ou l’inclinaison de son tronc. On peut aussi observer qu’il ne montre jamais l’arbre en entier, on est plutôt au niveau de l’enfant et après de l’homme, mais on ne voit que les début des branches, jamais plus haut. Il le fait certainement pour qu’on s’identifie au personnage humain. Le rythme est aussi remarquable, il y a quelque chose de l’animation dans le découpage de son histoire, il n’hésite pas à reproduire de nombreuses fois la même image avec un tout petit élément qui change, ça permet au lecteur de vraiment s’installer dans le sujet, de faire connaissance avec le décor, aussi simple soit il. Avec ce livre Shel Silverstein dévoile son talent pour le maniement de la langue, le texte sonne, et se lit merveilleusement bien à haute voix.




D’autres albums pour enfants vont suivre, on peut citer « le petit bout manquant », une histoire aussi radicale graphiquement que « petit bleu et petit jaune » de Leo Lionni. Le récit d’un rond à la recherche de son petit bout manquant. Il finit par le retrouver, mais se rend compte que le fait de chercher l’a rendu plus heureux que le fait de trouver ce qu’il cherchait. Il abandonne le petit bout à peine retrouvé pour reprendre ses pérégrinations. Shel Silverstein est aussi l’auteur de plusieurs recueils de poésie pour enfants qui sont devenus des classiques aux Etats-Unis. « Where the sidewalk ends » est paru en 1974 et a été traduit en français par les éditions Memo sous le titre « le bord du monde ».

Parallèlement, il mène une carrière musicale, il a enregistré une dizaine d’albums de folk. Mais il a aussi écrit des centaines de chanson pour les autres. Il est l’auteur du célèbre « A boy named sue » chantée Johnny Cash. Il signe des chansons pour Marianne Faithful, Mick Jagger, Bobby Bare. Il compose aussi des musiques de films et écrit un scénario pour le cinéma.

Sa vie personnelle a été plusieurs fois endeuillée , car après avoir perdu son épouse en 1970, sa fille Shoshanna décède 5 ans plus tard alors qu’elle est âgée de 11 ans. Shel meurt d’une crise cardiaque en 1999, il a 69 ans. Shel Silverstein menait une vie décousue, capable de partir chez l’épicier et de ne revenir que 3 semaines plus tard car l’envie lui avait pris de voyager. C’était un grand séducteur, il aimait les femmes et ne s’en cachait pas. Souvent qualifié de Renaissance MAN, Shel Silverstein a marqué tous les domaines auxquels il s’est intéressé. Il envisageait son oeuvre comme un tout, et avait ce besoin de partager ses créations avec le public que ce soit par la musique, le dessin, l’écriture ou la poésie. Il existe très peu d’analyses critiques de son travail, ça s’explique peut-être par l’extrême protection que les ayant droits exercent sur les dessins et les textes de l’artiste. Aucun dessin ou citation ne peut être reproduite sans l’autorisation de la famille. Les autorisations sont rares, les universitaires travaillant sur cet auteur se découragent, sachant qu’ils ne verront jamais leurs travaux publiés. Cette frilosité de la part des ayants droits peut aussi s’expliquer par le fait qu’ils ne veulent pas voir l’oeuvre de Silverstein analysée dans son ensemble. Ses publications pour Playboy ou encore son mode de vie bohème pourrait nuire aux ventes de ses livres pour enfants dans un pays aussi prude que les Etats-Unis. C’est bien dommage, car l’ensemble de son travail vaut la peine qu’on s’y intéresse…


vendredi 4 avril 2014

Des pompiers en pagaille


Bon, soyons francs, le thème des pompiers dans le livre pour enfant n'est pas des plus originaux, il a déjà été traité mille et une fois, et souvent en véhiculant les pires clichés.C'est pour ça qu'on est contents de vous parler de deux albums atypiques qui raviront les lecteurs amateurs de casques, de lances et de sensations fortes.

Adrien Albert nous offre  "Au feu petit Pierre", un album détonnant tant par sa narration que par ses couleurs complètement psychédéliques. Ce n'est pas un coup d'essai pour ce jeune auteur, dont on avait déjà remarqué les excellents "Cousa" et "Simon sur les rails". L'Ecole des Loisirs semble avoir trouvé en Adrien Albert une relève, un digne héritier des Tomi Ungerer, Philippe Corentin, Catharina Valckx, Anaïs Vaugelade et autres, tous ses auteurs qui ont fait de cet éditeur un pionnier dans la narration de l'album illustré. Adrien Albert tient pour l'instant ses promesses, en créant des histoires originales, et qui ont un pouvoir vraiment captif sur les petits.


"Au feu petit Pierre" est un véritable album d'aventures, au sens premier du terme. Petit Pierre, est petit comme son nom l'indique, mais ça ne l'empêche pas d'être pompier. Il est accompagné dans sa tâche par un jars et un orang-outan. Adrien Albert fait fi de la vraisemblance, et pourtant on y croit à chaque instant. Cette nuit-là, l'alerte est donnée (par la mère de Petit Pierre, qui joue à la standardiste) et nos vaillants compagnons partent affronter la ville en feu. Les illustrations de la ville en flamme sont impressionnantes,  il y a la double page où l'on voit les immeubles dévorés par le feu et sur la gauche de l'image, on aperçoit Pierre qui à l'air minuscule face à l'ampleur de l'incendie. Mais ça ne l'empêchera pas de porter secours à la population. Adrien Albert est le champion du découpage en séquences, il alterne des images pleine page, avec des pages découpées en 4 ou en 2 longues bandes verticales. Cette technique donne vraiment un rythme et une temporalité à l'action, parce que le texte est finalement assez simple et souvent descriptif. Pierre fait preuve d'un courage sans pareil, mais il n'est pas au bout de ses peines, car il lui reste sa mamie à sauver. Et quelle mamie, loin de l'image des vieilles dames au chignon gris qu'on a l'habitude de voir dans les livres pour enfants, la mamie de Pierre  a les cheveux rouges et un look digne d'une rock star. Tout se termine bien, Petit Pierre a sauvé la ville, sa mamie y compris. Voilà bien une histoire de pompiers atypique qui fait preuve d'énormément de fantaisie, de celle qui font rire les enfants de bon cœur!


Tout droit sorti des années 30, "le petit pompier" de Margaret Wise Brown et Esphyr Slobodkina est un petit bijou ressorti du placard par les éditions Didier. Cet album s'inscrit dans la collection Cligne Cligne, qui remet à l'honneur des merveilles de la littérature jeunesse inconnues du public francophone. On y avait déjà épinglé  les albums d'Ezra Jack Keats ("Un garçon sachant siffler" et "La chaise de peter") qui mettait en scène des petits héros de couleurs, ce qui se fait toujours extrêmement rare dans l'édition jeunesse aujourd'hui.

Mais revenons à nos pompiers qui prennent vie sous la plume de Margaret Wise Brown ("Bonsoir Lune", "La petite île", etc..). Cette histoire parue pour la première fois en 1938, met en parallèle les actions d'un grand pompier ("vraiment très grand") et d'un petit pompier ("vraiment très petit"). Les images d' Esphyr Slobodkina, une peintre abstraite d'origine russe sont réalisées en papiers découpés. La mise en page est tout à fait admirable et tellement avant-gardiste. Au contraire de celle d'Adrien Albert qui relègue systématiquement le texte sous les images comme les sous-titres d'un film (ça donne un peu l'impression d'un arrêt sur image), la mise en page de la russe mêle le texte aux dessins. Le texte est partie intégrante de la composition, il fait même sens, puisqu'elle varie la taille de la typo en fonction du propos. Les lettres deviennent plus petites lorsqu'elle évoque le petit pompier. C'est d'ailleurs ce thème du grand et du petit qui est au centre de l'album, plus que celui des pompiers, qui n'est qu'un prétexte. Mais grand et petit ne sont pas évoqués dans un rapport de force, petit et grand pompier sont sur un pied d'égalité, malgré leur différence de taille. Comme dans le livre d'Adrien Albert, le texte se veut simple, sans fioritures, mais efficace et agréable à lire à haute voix. Une belle pépite à (re)découvrir!